Christopher H. Cordey : accoucheur de lucidité face aux polycrises

« Polycrise ». Le mot lui-même fait peur. Il déclenche en nous un réflexe presque archaïque : éviter, nier, se raccrocher à ce que nous croyons encore contrôler. Christopher H. Cordey, prospectiviste et ancien du luxe, choisit une autre voie : aborder l’angoisse par le jeu (sérieux), transformer la peur en exploration, réveiller l’agentivité humaine.

Depuis quinze ans, Christopher H. Cordey scrute les mutations du monde et la façon dont nos sociétés tentent tant bien que mal de s’y adapter voire d’y survivre. À travers le jeu, la maïeutique et une bonne dose d’humour et d’impertinence, il aide dirigeantes, dirigeants et organisations à apprivoiser la polycrise plutôt qu’à la craindre.

Rencontre avec un iconoclaste de 63 ans qui préfère faire accoucher des questions plutôt que vendre des réponses toutes faites dans un monde saturé d’incertitudes.

Comment passer du monde du luxe à la prospective ?

Pendant plus de vingt ans, Christopher H. Cordey a évolué dans l’univers codé et normé du tabac, du luxe et de la beauté, notamment en Europe de l’Est, Afrique et en Asie-Pacifique.  « J’ai longtemps dû me suradapter à des mondes très formatés », raconte-t-il. En se sentant très différent dans sa manière de penser, donc atypique « donc pas toujours dans le moule très longtemps », il y a appris à mobiliser avant-gardisme, créativité et imagination pour exister. En 2007, il quitte les multinationales, découvre l’univers de la prospective et trouve enfin ce qu’il appelle sa tribu. « C’est là que j’ai réalisé que mon intelligence en arborescence n’était pas un défaut à corriger, mais un atout puissant pour penser le monde autrement». Il se décrit comme un iconoclaste, libéré du conformisme des grandes structures pour s’adonner à ce qu’il nomme aujourd’hui « l’art d’explorer le futur sans chercher à le prédire ».

La prospective pour les nuls : un antidote à l’angoisse

Christopher définit la prospective comme « une démarche systémique qui vise à explorer les futurs possibles, plausibles et souhaitables afin d’éclairer les choix présents et d’orienter l’action dans l’incertitude », se concentrant sur ce qui pourrait se passer plutôt que sur ce qui va se passer. Elle est peu connue et rarement enseignée dans les écoles en Suisse, contrairement à̀ l’histoire. Une opportunité à saisir. Pour lui, c’est la meilleure « antidote à l’angoisse », car l’exploration des futurs possibles permet d’apaiser les appréhensions et les peurs, même si tous les futurs explorés ne se réaliseront pas.

Pour être utile, la prospective doit être connectée à la stratégie et à la pérennité́ de l’entreprise, en visant la création d’impacts concrets (environnementaux, sociétaux, technologiques, etc.). Elle permet de prendre de la hauteur, du recul, de tourner la tête, de faire un pas de côté et d’ainsi de changer de perspective. Il cite la scène du bureau dans Le Cercle des poètes disparus, où le professeur John Keating incite ses élèves à voir le monde autrement : « dès qu’on croit savoir quelque chose Messieurs, il faut l’observer sous un autre point de vue, même si cela paraît inutile ou bête, il faut essayer ».

Christopher nous suggère de dédramatiser le terme de prospective et de l’aborder comme un voyage ou une exploration. Par exemple via des réunions mensuelles d’une heure au sein d’une organisation pour analyser les signaux faibles et ensemble en tirer parti.

Pour lui, la prospective n’a rien d’une discipline réservée aux expert·es. C’est un art du mouvement, une gymnastique mentale et sensorielle : « On peut commencer simplement : se lever, faire un pas de côté, tourner la tête, ou même réfléchir sur une jambe ! La prospective, c’est d’abord une posture ». Il la compare volontiers à une exploration curieuse avec des « Et si ? » et surtout des « Et si ce n’était pas le cas ? ».

Son credo : imaginer sans prédire, anticiper pour mieux respirer.

Polycrise : quand la peur paralyse, signaux et enjeux du monde du travail

Dans ses ateliers, Christopher part d’un constat : le mot même provoque de l’aversion. Face à l’entrelacement des crises économiques, sociales, géopolitiques, climatiques, cognitives et technologiques, l’humain se replie souvent sur ce qu’il croit maîtriser. Mais il y a une autre voie : jouer avec la polycrise. Le jeu sérieux (serious game) devient un moyen de dédramatiser, d’apprivoiser la complexité, et de réveiller en chacun et chacune le sentiment d’agentivité ; ce pouvoir d’agir par soi-même, de décider et de transformer les choses, au lieu d’être simplement déterminé par des forces extérieures (société, normes, ou contraintes).

« La polycrise est définie comme l’entremêlement de plusieurs crises où la solution à l’une peut impacter négativement une autre, nécessitant une pensée systémique. »

La culture du management en silo n’est plus efficace dans ce contexte, car elle ne reflète pas la nature interconnectée du monde et du vivant, composée de systèmes interconnectés.

Pour développer une pensée systémique, une première étape consiste à faire réaliser aux leaders qu’une autre manière de penser est nécessaire. Cela peut se faire par un audit ou une observation rétrospective. Explication : On passe en revue les crises qui ont marqué les cinq dernières années et leurs interrelations, on évalue ce qui a fonctionné ou non, et on confronte une réalité : changer de regard devient souvent indispensable.

Le concept d’immunité collective

Plusieurs tendances majeures sont identifiées comme sources de souffrance pour les collaborateurs et collaboratrices, poussant à une réflexion continuelle et générant une forte fatigue émotionnelle. donc de vulnérabilité pour l’entreprise.

Pour Christopher, trois signaux majeurs devraient alerter le monde du travail : la déshumanisation (l’impression de devenir une machine), la perte de sens (« je sers à quoi ? »), et l’aquoibonisme (« à quoi bon continuer ? »). Ces dynamiques alimentent fatigue émotionnelle et souffrance. La prospective, dit-il, peut renforcer notre « immunité cognitive et collective », cette capacité à accueillir la peur, ralentir, évaluer ses options, et décider (« Slow, Check, Decide »).

Il insiste sur l’importance de parler ouvertement des peurs et des souffrances au sein des organisations, considérant que cet accueil est une étape nécessaire et libératrice pour renforcer le bien-être collectif et l’immunité cognitive individuelle, donc in fine le bien-être collectif.

Accompagner les dirigeantes et dirigeants face à l’incertitude : de la chaise du futur au macramé

Pour ancrer la prospective dans le quotidien, Cordey propose des exercices simples et impertinents : dédier une heure par semaine (ou par mois) pour parler du futur, installer une chaise vide à la table du conseil d’administration pour représenter les générations futures, les non-vivants, les absents ou encore commencer un workshop par trois minutes où chacun·e dessine son futur.

Il en est convaincu : la mutation nécessaire pour traverser la polycrise passe d’abord par celle des dirigeants et dirigeantes. « Si le ou la dirigeante ne peut pas muter, comment attendre que ses équipes le fassent ? », interroge-t-il.

Le terme « mutation », sur lequel il travaille activement (notamment via sa “think letter” transformée en “mutators”), est proposé comme étant plus drastique et définitif que les notions de changement ou de transformation.

Il s’agit d’aider les individus à se réapproprier l’idée qu’ils sont des êtres en mutation constante, non pas mutants de science-fiction, mais des êtres en évolution constante, capables d’accepter cette mutation sans rechercher absolument la stabilité.

« L’accompagnement à cette meilleure compréhension des systèmes et des écosystèmes, et de leur fonctionnement, est essentiel pour sortir d’une pensée linéaire et mieux s’adapter à la réalité d’un monde qui ne fonctionne pas de manière anthropocentrée, mais comme un amalgame de systèmes. »

Il utilise souvent la métaphore du mycélium, ce réseau souterrain (ou invisible dans d'autres milieux) qui capte les nutriments, décompose la matière organique, et parfois connecte des plantes entre elles.

Pour lui, chaque leader devrait investir du temps dans sa propre mutation, dans sa conscience et son alignement. Il détourne même le dicton  « le poisson pourrit toujours par la tête » en le reformulant ainsi : « le poisson mute toujours par la tête ». Accompagner l’humain, c’est d’abord lui permettre de recharger ses batteries pour naviguer dans la complexité. Il plaide pour des espaces où les leaders peuvent se reconnecter d’abord au sol, au vivant, à eux et elles-mêmes. À sortir de leur carcan et parfois de manière disruptive : marches, retraites, ateliers de création, voire macramé et tricot. Ces activités occupent les mains et libèrent la parole. « Quand on cesse de vouloir tout maîtriser, on commence enfin à comprendre. »

Il est donc suggéré de créer des espaces de confiance pour que les leaders puissent exprimer leurs peurs et leurs vulnérabilités (considérées comme une force) sans perdre leur légitimité.

Ces discussions devraient idéalement se tenir entre pair·es (dirigeant·es uniquement) dans une première étape, pour éviter les barrières hiérarchiques et favoriser l’expression des ressentis.

Dans les ateliers qu’il anime, il invite les leaders à accueillir leurs émotions, à parler de leurs peurs et à réintroduire l’humour et le jeu sérieux pour libérer la pensée.

Le rôle de l’accoucheur dans l’entreprise

Le rôle d’accoucheuse ou d’accoucheur est présenté par Christopher comme un catalyseur qui aide les individus et les équipes à « accoucher » de leurs propres solutions et prises de conscience, agissant comme « l’huile dans les rouages grippés ».

Il suggère que les entreprises intègrent des personnes dédiées à ce rôle pour fluidifier les rouages de l’organisation, allant au-delà du “change, transformation, agility”. Selon lui, la nouvelle génération, souvent plus consciente de qui elle est, pourrait contenir de nombreux·ses accoucheur·euses qu’il faudrait révéler et mobiliser pour accompagner les détresses et souffrances psychiques croissantes au sein des entreprises et de la population.

On remercie Christopher ici de penser iKonoclaste comme un tremplin pour ces accoucheuses et accoucheurs 😊

L’heure de demain : un rituel simple et révolutionnaire

Si Christopher H. Cordey devait laisser un seul outil aux organisations, ce serait celui-ci : l’heure de demain. « Une fois par mois, prendre soixante minutes en équipe pour parler de demain. Rien d’autre. Et sans rien que des neurones. Chaque personne exprime ce qu’elle perçoit du monde qui change. On enregistre la séance, l’intelligence artificielle en fait la synthèse. Chacune et chacun sélectionne une idée à mettre en place ». Une pratique simple, peu coûteuse et à impact considérable selon lui : « Cela crée du lien, casse les silos, valorise la vulnérabilité, promeut la curiosité. Et surtout, cela permet de se réancrer, de respirer et de sortir la tête du guidon ». Il propose aussi d’autres outils encore plus disruptifs !

Christopher y voit un exercice de prospective accessible à toutes et tous : une respiration collective, un espace où se réapprend le pouvoir d’imaginer. « Penser le futur ensemble, c’est déjà le rendre un peu plus vivable. » Voire désirable…

Dans un monde saturé d’incertitudes, de chaos et de complexité, Christopher H. Cordey propose de réintroduire le jeu, la joie et la curiosité comme leviers de mutation. Plutôt que d’ajouter plus de process, plus d’IA ou plus de tableaux Excel, il invite notamment à accoucher de questions. Car c’est souvent dans la bonne question que se cache la première solution. What if not ? 


Pour aller plus loin :

Retrouvez Christopher H. CORDEY sur LinkedIn

Son entreprise : futuratinow


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Épisode 5 : La voix du terrain : travailler pour exister ou exister pour travailler ?