Un esprit sain dans un corps sain
« Mens sana in corpore sano. » Cette maxime de Juvénal, vieille de près de deux millénaires, n'a jamais été aussi présente dans les open-spaces. Sauf qu'en la détournant de son contexte originel (où elle appelait à prier pour un équilibre entre santé mentale et physique), l'entreprise moderne en a fait un slogan performatif. Une injonction déguisée en bienveillance.
J'adore le sport. J'en fais presque tous les jours, depuis toujours. Et cette habitude m'a enseigné une vérité dérangeante : derrière chaque foulée se cachent des privilèges invisibles. Être en bonne santé, ne pas devoir récupérer les enfants à 17h, ne pas vivre avec une douleur chronique ou un handicap, avoir un emploi du temps relativement flexible. Bref, je cours parce que ma vie me le permet.
Quand l'entreprise s'empare du corps de ses salarié·es (souvent avec les meilleures intentions du monde), elle révèle ses impensés : qu’est-ce qu’un « bon » collaborateur ou une « bonne » collaboratrice ? Et qui reste sur le bord de la route ? Ne nous méprenons pas : la plupart des employeurs qui lancent ces initiatives sont sincèrement convaincus de bien faire. Mais l’invention louable n’efface pas les mécanismes d’exclusion à l'œuvre. Et surtout, elle n’empêche pas de s’interroger sur qui mérite vraiment de faire partie du club.
Image générée par une IA
Le grand divorce : quand le travail oublie le corps
Nos organisations reposent sur un mythe cartésien : l’esprit d’un côté, le corps de l’autre. Comme si un cerveau pouvait fonctionner de manière optimale détaché de toute contrainte physique, vissé huit heures par jour à une chaise, nourri de cafés et de sandwichs triangles.
Cette vision a sacrifié, sur l’autel de la productivité intellectuelle, ce que Richard Sennett appelle « l’intelligence de la main », cette coordination fine entre pensée et geste que maîtrisaient les artisan·es.
Résultat ? En Suisse, selon l'Observatoire de la santé, nous passons en moyenne 5,7 heures par jour assis, et près de 20% d'entre nous dépassent les 8,5 heures. La facture de cette sédentarité génère un coût économique colossal : 2,5 milliards de francs par an. Et surtout un coût humain que les statistiques peinent à saisir : la perte progressive du sentiment d'habiter son propre corps.
Quand le sport devient un capital symbolique
Le sport n'est jamais neutre socialement. Golf pour les dirigeant·es, football pour les équipes terrain, running ou Pilates pour les cadres urbains. Chaque discipline reflète une vision du monde, une appartenance sociale, des valeurs, un rapport au corps et au temps.
L'entreprise contemporaine a parfaitement intégré cette mécanique. Les afterworks running, séminaires yoga ou compétitions de cyclisme ne visent pas seulement à « prendre soin » de ses collaborateur·ices. Ils définissent implicitement le profil du ou de la salarié·e idéal·e : jeune, valide, disponible, sans contraintes familiales. Bref, on transforme un privilège en vertu universelle.
Car être sportif·ve, c’est prouver sa capacité à se dépasser, à gérer son stress et son temps, à optimiser ses performances. C’est montrer qu’on a incorporé les valeurs de l’entreprise jusque dans sa chair.
Et le lundi matin, à la machine à café, on compare les résultats du trail, du marathon, voire de l'Ironman du week-end. Quid de celui ou celle qui a flemmardé délicieusement sur le canap ?
L'illusion de l'inclusion
Prenons un exemple concret. Votre entreprise organise une sortie vélo. L'invitation est envoyée à tout le monde, l'intention semble louable. Mais observez qui pédale effectivement : quasi-exclusivement des hommes, valides, sans charge domestique, disposant d'un vélo (et de l'équipement qui va avec), habitant à proximité, et souvent… mariés. 😜
Cette dynamique révèle un paradoxe intéressant : plus on démocratise l’accès au sport en entreprise, plus on risque de révéler les inégalités existantes. Les contraintes ne sont pas toujours visibles : revenus, capital culturel, charge mentale, état de santé. Exemple : en 2024, en Suisse, selon l’OFS, les femmes ont travaillé 57,2 heures par semaine (rémunéré et non rémunéré) (contre 54,3 heures pour les hommes). Mais elles consacrent 61% de ce temps au travail non rémunéré, contre seulement 42% pour les hommes (Enquête sur l'emploi du temps et la charge de travail non rémunérée). Conclusion : le cours de yoga à 17h30 à 45.-… pas évident ! Les salarié·es en situation de handicap, en surpoids ou parents isolés se voient exclus de facto de ces moments de socialisation. On appelle ça une inclusion… qui exclut.
L'économie politique de la fatigue
En promouvant l'activité physique, l'entreprise fait d’une pierre deux coups : elle améliore le bien-être de ses équipes tout en responsabilisant chacun·e sur sa santé. « Fatigué·e ? Stressé·e ? Faites du sport ! » Voilà la promesse implicite. Et si ça ne marche pas ? Faites-en plus.
L’activité physique peut aider, évidemment. Mais attention à ne pas en faire une solution miracle… qui masquerait d'autres problèmes : surcharge, management défaillant, quête de sens, précarité.
Car la fatigue n'est pas seulement physiologique. Elle est sociale. Et elle est parfois le reflet d’une organisation. Quand être fatigué devient une faute morale dans des organisations qui glorifient l'hyper-activité, le sport en entreprise ne traite que le symptôme. Pas la cause.
Alors comment sortir de ces impasses ?
La vraie question n’est pas d’ajouter du sport, mais de réintégrer le mouvement au cœur du travail. L’« Active Design », popularisé en Scandinavie, donne des pistes : escaliers mis en valeur, bureaux modulables, réunions en marchant. On lutte contre les troubles musculo-squelettiques sans créer de nouvelles barrières d’accès.
Les neurosciences cognitives sont claires : le mouvement n'est pas l'ennemi de la réflexion, c'en est le complément indispensable. La marche augmente la créativité. Nietzsche le rappelait déjà : « Toutes les pensées vraiment grandes viennent en marchant. »
Cette « intelligence corporelle » reste largement sous-exploitée dans nos organisations. C’est pourtant cela qui a inspiré les walking meetings de Steve Jobs ou les ateliers debout du design thinking…
Réinventer la pause
Derrière la question du sport, il y a celle du temps. Faut-il rajouter une activité de plus, ou transformer la pause elle-même ? Passer d’un temps subi à un temps choisi.
Proposer une palette de pratiques adaptées à tous les profils, oui. Mais surtout, interroger ce que signifie vraiment « prendre soin ». Ce n’est pas offrir un yoga à 18h, c’est repenser une organisation qui ne draine pas toute la vitalité.
Le corps retrouvé
Parler de sport au travail, c'est parler de notre rapport au temps, à l'espace, aux autres. C'est questionner l'héritage d'une vision industrielle de l'humain qui sépare artificiellement le corps productif de l'esprit créatif.
L'enjeu n'est pas de transformer l'entreprise en club de fitness, mais de reconnaître que l'humain est un être incarné. Que sa créativité, son engagement, sa résilience passent aussi par le mouvement, la respiration, le plaisir d'habiter son corps.
Nous ne « sommes » pas un corps. Nous « vivons » un corps. Et cela change tout. On ne gère pas un corps comme une machine ; on cultive une relation vivante, singulière, complexe.
Cette relation se tisse jour après jour, dans la façon dont nous aménageons les espaces, rythmons les journées, concevons les interactions. Elle se nourrit de cette évidence trop souvent oubliée : le cœur est un muscle, et il bat mieux quand il n'est pas comprimé par la peur, l'ennui ou l'épuisement.
Alors oui, un esprit sain dans un corps sain. Mais pas comme un slogan de health washing. Comme une invitation à repenser le travail : non plus seulement comme lieu de production, mais comme espace de vie.