Les émotions, c’est perso !
Jean-Charles, 55 ans, CEO. Costard impeccable, carrière en acier trempé, une poigne ferme mais pas trop. Il a appris à mener son business comme une machine bien huilée : chiffres, objectifs, résultats, culte de l'ego. Le reste ? Hors sujet.
Les émotions ? Ça ne le concerne pas.
Lui, il n’a jamais pleuré au boulot. D’ailleurs, il n’a jamais pleuré tout court (sauf peut-être en 1998, devant France-Brésil). Il ne demande pas à ses employé·es comment ils et elles vont, parce que « on est là pour bosser ». Il évite soigneusement les discussions qui pourraient basculer dans l'émotionnel ou la vulnérabilité et, soyons honnêtes, il trouve un peu bizarre que quelqu’un évoque ses difficultés ou ses fragilités devant une machine à café.
Bienvenue dans l’ère de l’émotion taboue en entreprise. Et pourtant…
L’entreprise, un monde sans émotions ? (Heuuu, vraiment ?)
On adore se raconter que le travail, c’est du rationnel, du factuel, du carré. Que les émotions restent à la porte, bien sagement, accrochées au porte-manteau pendant qu’on « fait son job ». Sérieux ? Ce mythe est une absurdité.
Prenez une journée lambda en entreprise :
Frustration face à un mail mal tourné
Agacement en réunion
Stress avant une deadline
Joie après un succès
Rancœur d’une reconnaissance qui tarde à venir…
Ce ne sont pas des chiffres qui remplissent les bureaux, ce sont des êtres humains avec un cerveau, un cœur et un corps qui ressentent avant de raisonner.
D’ailleurs, les neurosciences sont formelles : les émotions ne sont pas une interférence dans la prise de décision, elles en sont la base. Plusieurs études ont démontré que les personnes ayant une lésion dans la partie du cerveau qui régule les émotions prennent… de très mauvaises décisions. Parce que, sans émotions, il est impossible d’évaluer ce qui compte réellement.
Autrement dit, le mythe du leader « rationnel pur », qui fonctionne sans affect, est aussi crédible que Jean-Charles, 55 ans, qui pleure en voyant un papillon ou qui fait sa salutation au soleil avant sa séance du CODIR.
Pourquoi les émotions font peur ?
Jean-Charles n’est pas un monstre, il est juste le produit d’une époque où afficher ses émotions était perçu comme un aveu de faiblesse, où « c’est les filles qui pleurent », en fait ! Il a appris que montrer ses états d’âme, c’était perdre en crédibilité et en puissance. Que l’autorité passe par le contrôle absolu. Et soyons honnêtes, il a passé 30 ans à voir des promos entières de clones de lui-même arriver aux postes de direction. Alors pourquoi changerait-il de modèle maintenant ?
Sauf que les temps ont changé. On parle de plus en plus d’intelligence émotionnelle, du pouvoir de la vulnérabilité, de culture d’entreprise bienveillante.
Mais dans les faits ?
Les émotions positives sont valorisées (motivation, engagement, enthousiasme).
Les émotions négatives sont taboues (peur, colère, tristesse).
Or, on ne peut pas découper les émotions comme un tableau Excel. Si on exige la passion au travail, il faut aussi accepter l’épuisement. Si on veut de l’engagement, il faut pouvoir entendre la frustration. Une entreprise qui demande aux gens de laisser leurs émotions chez eux ne peut pas, en retour, exiger qu’ils « vivent » la mission à fond.
Le tabou des émotions nuit aux entreprises
Le problème de la philosophie « les émotions, c’est perso », c’est qu’elle crée des environnements toxiques où personne n’ose dire ce qu’il ou elle ressent, et parfois quand on le dit, la hiérarchie répond « tu es trop fragile » ou « tu as trop de problèmes chez toi ».
Ça donne quoi ?
Le nombre de cas de burn-out explose parce que personne n’ose dire « je n’en peux plus » .
Des talents qui partent en silence parce que les non-dits s’accumulent.
Des conflits larvés qui explosent d’un coup… au pire moment.
Des équipes où la confiance est superficielle, parce qu’on « travaille ensemble » sans vraiment se connaître.
Entre 2012 et 2015, Google a mené une grande étude (Project Aristotle) pour comprendre ce qui faisait qu’une équipe était performante. Résultat ? Le facteur clé n’était pas le talent individuel, mais la sécurité psychologique. Autrement dit : la possibilité de s’exprimer sans peur d’être jugé·e. Et qu’est-ce qui permet cette sécurité ? L’acceptation des émotions. CQFD.
En entretien de recrutement, quand la question « quel type de manager êtes-vous ? » est posée, 90% des réponses reçues est « ma porte est toujours ouverte ». Quelle banalité, surtout quand on sait que l'écoute active n'est acquise, comprise et appliquée que par très peu de managers. 🙂
Il est temps d’évoluer
Personne ne demande à Jean-Charles d’organiser des cercles de parole ou d’écrire des poèmes sur ses états d’âme. Mais comprendre que les émotions sont un moteur (et non un problème), c’est un minimum vital en 2025. Une émotion est un signal utile qui nous informe de qui on est, quelle chance ! Accueillir l'émotion de l'autre sans jugement et sans biais, nous permet de mieux comprendre aussi avec qui on travaille.
La question magique : « de quoi as-tu besoin ? » face à une émotion nous rend plus humain·e et plus fort·e.
Ça ne veut pas dire qu’il faut tomber dans le mélo non plus. Il s’agit juste d’arrêter de faire semblant. De considérer qu’un·e collègue en difficulté a le droit de l’exprimer. Que dire « je suis stressé·e » ne signifie pas « je suis faible ». Que l’empathie, ce n’est pas juste un mot tendance, c’est aussi un outil de performance.
Et peut-être qu’un jour, Jean-Charles acceptera l’idée que l’humain, ce n’est pas juste des chiffres et des résultats. Que, oui, les émotions, c’est perso… mais pas que.