La voix du terrain : une sagesse oubliée du monde du travail ?
"Je ne sais pas ce que foutent les managers dans ma boîte, ils sont tout le temps en réunion pendant que nous, on se dépatouille avec les problèmes sur le terrain parce que leurs décisions n’ont pas de sens." Cette phrase, lancée par un proche qui travaille dans un atelier du secteur industriel, sonne comme un cri du cœur. Elle résume à elle seule un malaise silencieux : l’écart entre celles et ceux qui pensent le travail… et celles et ceux qui le font.
Bon. Le sujet n’est pas nouveau.
Dans les conférences, les tables rondes sur l’avenir du travail ou le "leadership de demain", les prises de parole se ressemblent : leaders qui inspirent, experts et expertes, philosophes, sociologues, parfois même artistes. Mais rarement, très rarement, la voix du terrain y est conviée. On aimerait bien avoir une infirmière, une ouvrière, un employé de chantier, autour de la table.
Illustration : David Palma
Le terrain, cet angle mort des débats
Ce n’est pas un oubli anodin. C’est un choix culturel, implicite, que de réserver la parole à celles et ceux dont le langage, le statut ou la fonction semblent légitimer l’analyse. Pourtant, la pertinence d’un propos peut se mesurer à la profondeur de l’expérience autant que le niveau d’étude ou le niveau hiérarchique. Et de l’expérience, du bons sens, des idées, les personnes employées dans les chaines techniques, à la caisse, dans les service d’entretien ou des soins, en ont à revendre.
Un exemple éclairant : dans une étude menée par l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité) sur la prévention des troubles musculo-squelettiques en 2019, les solutions les plus efficaces proposées dans les entreprises venaient… des personnes salariées concernées. Pas des consultant.es externes. Pas du comité de direction. Ce sont les équipes elles-mêmes qui, lorsqu’elles sont consultées, identifient les meilleures pistes d’amélioration des conditions de travail. (INRS, 2019, Participer à la prévention des TMS).
Au delà des intentions incomprises, le bon sens peut (souvent) venir aussi du terrain
Dans les faits, nous connaissons très peu de managers et leaders qui souhaitent véritablement et consciemment créer de l’incohérence et des conditions peu favorables à l’efficacité et la productivité. Alors ? Quoi ? Ben alors, c’est l’absence d’écoute et de cadre de co-construction qui fait que de chaque côté, on ne voit pas les intentions de l’autre. On voit un comportement qui n’incarne pas l’intention. Multipliez ça par le nombre de jours de travail et le nombre d’interactions dans votre organisation…. C’est le vertige !
Si on crée un contexte qui permet d’écouter les récits du terrain, une autre vérité émerge : l’intelligence du travail est souvent silencieuse. Elle est là, autrement plus réaliste sur le terrain que dans certaines réunions supposées stratégiques. Présente dans les gestes, dans les détournements astucieux pour compenser une procédure absurde, dans la solidarité spontanée d’une équipe de nuit pour finir une commande dans les temps, dans les alertes discrètes sur une machine mal calibrée, dans les regards sur les failles d’un système de soins que personne "en haut" ne semble remarquer.
D’ailleurs, les gens du haut et les gens du bas… quelle triste vision du monde.
La chercheuse Florence Osty, dans ses travaux sur le travail réel, rappelle combien les salarié·es produisent du sens malgré l’organisation, et non grâce à elle. Ce n’est pas une charge contre les managers, c’est un constat : plus on s’éloigne de la réalité du travail, plus on risque d’en perdre la compréhension.
Rééquilibrer les récits
Ce déséquilibre dans la répartition de la participation et la visibilité de la recherche terrain des solutions a un effet pervers : il produit une vision désincarnée du travail. En n’écoutant surtout les "sachants", on oublie que le travail est d’abord une expérience vécue, physique, émotionnelle, humaine.
Le sociologue Yves Clot, dans ses recherches sur le travail empêché, insiste sur la nécessité d’un "dialogue professionnel élargi", où chaque partie – direction, encadrement, salarié·es – contribue à dire ce qui fonctionne et ce qui dysfonctionne. Sans cette écoute croisée, dit-il, on rate les signaux faibles, ceux qui précèdent les burn-outs, les accidents, les démissions silencieuses. (Clot, Y., 2010, Le travail à cœur, La Découverte).
Et si on retournait le micro ?
Donner la parole au terrain va au-delà de l’intention de glorifier un quelconque "peuple" contre une "élite". Au-delà de l’opposition, il s’agit ici de ré-articuler. D’inviter à la table celles et ceux qui savent, depuis leur poste, ce qui grippe dans les rouages. D’écouter celles et ceux qui n’ont pas fait Sciences Po, et qui parfois savent clairement que les décisions prises à trois étages au-dessus ne marcheront jamais sur la chaîne. Cette problématique, dans les grandes organisations très pyramidales, existe aussi au niveau des managers et cadres qui relèvent des incohérences et des pistes d’améliorations qui éviteraient des pertes (à tous les niveaux : de sens, de talents, de satisfactions client et de résultats financiers). Un cadre dans l’horlogerie de luxe témoigne : “Je dis à mon directeur que certaines décisions de la direction générale manquent de bons sens, que c’est tellement dommage”… il me répond que ce n’est pas mon problème, que je dois me concentrer sur mon service, je suis dépité”.
Certaines entreprises l’ont compris. Le groupe japonais Toyota, par exemple, a bâti son système de production sur le principe du "kaizen" : l’amélioration continue vient d’abord des ouvriers et ouvrières, que l’on sollicite pour proposer des ajustements quotidiens dans les process. Ce modèle a inspiré des décennies de management agile et participatif. Mais combien d’organisations appliquent réellement cette philosophie ? Et combien font de la "participation" un simple mot dans une brochure RH ?
Ce que le terrain peut nous apprendre
Écouter la voix du terrain, c’est s’ouvrir à un gisement de solutions concrètes, à un regard souvent plus lucide que celui des individus observateurs extérieurs. C’est reconnecter le travail prescrit au travail réel. C’est aussi, parfois, retrouver du sens là où l’on pensait qu’il n’y en avait plus.
Car les personnes du terrain savent. Ils et elles savent ce qui coince. Ce qui fatigue. Ce qui permettrait de faire mieux, ensemble. Encore faut-il les écouter. Les écouter vraiment, en évitant le storytelling managérial bienveillant et dégoulinant d’hypocrisie, les écouter comme des co-autrices et co-auteurs d’une organisation vivante. La classe !
Selon Madeleine Laugeri*, le véritable passage d’une posture de contrôle à une posture de co‑responsabilité exige de clarifier les rôles, d’instaurer la sécurité psychologique et de mettre en place un dialogue. L’idée est de sortir de l’opposition entre organisations verticales et horizontales. Car la co-construction est profondément liée à plusieurs facteurs. Madeleine Laugeri nous invite à revisiter les échanges hiérarchiques (top-down comme bottom-up) qui sont souvent biaisés : mal cadrés, émotifs, ou chargés de non-dits. Or, une communication saine est essentielle pour la performance, l’innovation… et le bien-être des équipes.
Elle propose un modèle pratique, structuré autour de trois « contrats » à établir entre les niveaux hiérarchiques :
Le contrat de Vision – Alignement partagé autour du sens, des grands objectifs et de la direction stratégique.
Le contrat de Mission – Clarification du rôle de chacun et chacune, de ses responsabilités et livrables attendus.
Le contrat de Coopération – Accord sur les modalités de travail commun : modes de communication, processus de décision, résolution de conflits
Ces contrats servent de socle à un dialogue plus défini, clair, sécurisant et respectueux.
Et là cela demande de la part de la Direction de garantir la sécurité psychologique dans sa culture du travail pour que la parole puisse véritablement émerger avec une intention de co-construction. Beau et essentiel challenge.
Et vous, dans votre organisation… ?
Qui n’a pas la parole, et aurait pourtant des choses pertinentes à dire ?
Quand avez-vous pris le temps d’écouter vraiment une personne dont le poste est loin du votre dans l’organigramme ?
Que faudrait-il changer dans votre culture pour que les idées du terrain remontent naturellement avec enthousiasme et sécurité ?
Et si vous invitiez une personne de terrain à votre prochaine réunion stratégique (sans filtre ni langue de bois) ?
Et si vous créiez des tandems "cadre-terrain" pour co-analyser une difficulté concrète, en valorisant les solutions hybrides qui émergent.
Et si, dans le prochain colloque sur "l’entreprise de demain", on laissait la première parole à l’équipe de nettoyage ?